Pierre Vermeren: «Les maires ont une lourde responsabilité dans l’enlaidissement de la France»

TRIBUNE - Normalien, agrégé et docteur en histoire, l’universitaire* décrit avec une rare précision les sept fléaux qui s’attaquent aux paysages et au patrimoine architectural de notre pays.

Par Pierre Vermeren

Le Figaro, publié le 9 mars 2020 à 19:59

«Les maires sont les seuls élus encore populaires, mais cela ne signifie pas qu’ils soient au-dessus de tout reproche», estime Pierre Vermeren. Clairefon

Depuis un an et demi, tout a été écrit sur la crise des «gilets jaunes», l’enlaidissement méthodique de la France et la dénaturation de son territoire. Tout a été démontré sur la crise écologique et ses conséquences désastreuses, tant en termes de pollution durable que de destruction de la nature, des espèces et des espaces naturels, la France étant en pointe en Europe. Tout a été exposé (par Stéphane Bern, Franck Ferrand et Alexandre Gady, notamment) sur l’état calamiteux de notre patrimoine architectural et urbanistique, ainsi que sur la dégradation accélérée du petit patrimoine rural à la charge des communes et de propriétaires désargentés.

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Or, malgré ces analyses précises et documentées, en l’absence de dirigeants nationaux sensibles à la beauté et à la transmission des cultures héritées - artisanales, architecturales ou paysagères -, aucun changement substantiel n’est intervenu à ce jour. Le territoire ne cesse d’être grignoté par la prédation spéculative, tandis que les patrimoines paysagers ou immobiliers se dégradent inexorablement. Sept plaies modernes enserrent ce territoire et par extension les habitants qui le peuplent.

Sept plaies modernes

En premier lieu, l’extension dévorante du bâti périrurbain, qui dévore 200 km2 de bois et de terres agricoles par an, soit l’équivalent de deux Paris chaque année. D’ici à 2030, vingt-huit Paris seront au rythme actuel dévorés par les bétonneuses, à ajouter aux 220 Paris artificialisés depuis quarante ans (et on nous parle de futures «forêts urbaines»!).

En deuxième lieu, la constitution hors sol de voies rapides, de réseaux autoroutiers et ferroviaires de TGV qui ont saucissonné l’espace national, quand les anciennes routes nationales ou les lignes de chemin de fer se contentaient de l’irriguer. Le territoire français est devenu une zone de chalandise pour des millions de camions européens qui le sillonnent et le polluent sans vergogne, le fret ferroviaire ayant été détruit. La N154 autour de Chartres est un modèle de route asphyxiée par ces camions, poussant l’État à vouloir y concéderune autoroute payante (aujourd’hui abandonnée faute de crédits).

En troisième lieu, la pollution des sols et la destruction des espèces végétales naturelles, des insectes et par conséquent des oiseaux, par l’agrobusiness industriel, qui a éradiqué les fleurs des champs de ce pays.

En quatrième lieu, la constellation de millions de hangars ruraux, commerciaux ou industriels sur le territoire, lieux imposés de toute activité économique moderne. Sur les 540 km qui séparent Chartres de Bordeaux, 42 zones d’activité se succèdent, une tous les 12 kilomètres, dont plusieurs géantes, outre les hangars agricoles épars.

Les maires ont appris, ces dernières décennies, que leurs administrés peuvent tout pardonner sauf la transformation démographique de leur ville

En cinquième lieu, le mitage territorial et aérien par 8000 éoliennes - bientôt 14.500 en 2028 -, qui assure une quadruple pollution: visuelle (dégradation des paysages), lumineuse (alors que des milliers de villages et de villes moyennes ont fait l’effort de réduire voire d’éteindre leurs lumières pour faire nuit noire afin de ne pas déstabiliser faune et migrateurs), bétonnière (800.000 tonnes d’acier et 5 millions de m3 de béton - contre 13 pour le mur de l’Atlantique -), et enfin matérielle, 45.000 pales et batteries non recyclables pleines de métaux rares. Les pressions idéologiques en faveur des énergies renouvelables priment ici sur toute rationalité.

En sixième lieu, la bétonisation-homogénéisation à l’identique des constructions en série d’un bout à l’autre du territoire, en application stricte des milliers de normes imposées, du cahier des charges écrit il y a bientôt un siècle par Le Corbusier en faveur du béton, du rectiligne et de l’utilitaire - au mépris de traditions architecturales parfois millénaires comme la statuaire ou la charpenterie -, le tout sous contraintes financières et pénurie d’artisans qualifiés.

Enfin, l’abandon de pans entiers du territoire et de l’entretien des forêts et des infrastructures, dont témoignent les inondations récurrentes du Midi, faute d’entretien des collines, et l’abandon des canaux, des berges et des zones de drainage - le canal du Midi n’étant presque plus navigable faute d’entretien, à quoi s’ajoute la coupe destructrice des bois, comme celle en forêt de Bouconne près de Toulouse.

De nombreux griefs contre les maires

Cette situation est-elle imputable à l’État? La fin des directions départementales de l’équipement (DDE) issues des anciens Ponts et Chaussées, la lente déconstruction des pouvoirs des architectes des Bâtiments de France, l’appauvrissement structurel des ministères de l’Environnement et de l’Agriculture, l’affaiblissement des corps de contrôle d’État, les effets à répétition de la décentralisation, l’abandon de l’agriculture paysanne ou l’enseignement de l’ignorance en matière de beaux-arts, tout converge en effet.

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Mais à quelques jours des élections municipales, on ne saurait exonérer les maires -notamment ceux des 5000 villes de plus de 2000 habitants. Tant dans l’extension et l’entretien du bâti, que dans la gouvernance communale, l’occupation du territoire ou la dégradation environnementale et esthétique, leur responsabilité ne peut être niée. Les lois de décentralisation engagées en 1982 ont répondu à leur demande de responsabilités. Or le retrait de l’État et la dégradation de l’environnement ont été concomitants. Pourtant, selon les territoires, la situation des communes est très contrastée. Telle commune de banlieue populaire reste pimpante. Telle ville moyenne garde un centre attrayant. Telle commune touristique préserve son bâti et sa beauté. Telle grande ville se préoccupe des communes avoisinantes et des migrations du travail.

Un «maire a tous les outils en main pour aménager et penser sa ville. Il lui suffit juste d’un peu de courage», déclarait par exemple en 2017 le maire de Clamart. Comment dès lors, au-delà de l’estime des administrés pour leur maire, démêler l’écheveau des responsabilités, des mérites et des échecs? La question est redoutable, car les pouvoirs des maires sont rognés aux deux bouts. La décentralisation leur a confié la maîtrise du bâti et des permis de construire. Mais la technicisation des métiers du bâtiment et de l’urbanisme, couplée au maquis des normes, ont donné la main aux grandes entreprises qui vivent en France de la commande publique. Le fournisseur est devenu le donneur d’ordre, car il en a les moyens.

Un point commun entre villes centres et communes de banlieue déshéritées est la faible participation aux élections

L’autre plaie est l’intercommunalité. Les maires ruraux comme ceux des grandes agglomérations peuvent se retrancher derrière la communauté de communes, qui organise l’irresponsabilité des élus au profit d’une instance en partie élue dans des conditions qui échappent au commun des électeurs: la responsabilité des conseils d’intercommunalité est insaisissable dans les grandes agglomérations, les maires décidant à l’unanimité hors de tout contrôle démocratique ; dans les petites communes, la pression des maires les plus puissants a déshabillé le pouvoir des maires ruraux et des opposants.

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À bon droit, le maire n’est pas responsable de services dont il a la charge au titre de sa compétence universelle. Mais il nie souvent - fierté oblige - son impuissance face aux services techniques, aux lois-cadres, aux grands groupes de la distribution ou de services, et face à l’intercommunalité. Cette dépossession met à mal la démocratie par évidement de sa substance ; les électeurs en ont une conscience plus ou moins claire, et le maire demeure le seul élu de proximité identifiable par les citoyens. À tort ou à raison, il est le responsable de ce qui advient sur son territoire.

Or les griefs contre les maires sont nombreux, même si l’hostilité ou la déception se marquent souvent par une non-participation au vote. Un point commun entre villes centres et communes de banlieue déshéritées est la faible participation aux élections. À Bordeaux comme à Montpellier,le maire de la commune centre est élu par un petit carré: Alain Juppé a été élu en 2014 par 46.489 électeurs, soit 33,1% des inscrits de Bordeaux (et 5,9% de la population de l’agglomération) ; le maire de Montpellier, Philippe Saurel, a été élu avec 29.928 voix (soit 20,55% des inscrits de la ville et 6,64% des habitants de l’agglomération). La distorsion n’est pas moins forte en banlieue: Jean-Christophe Lagarde a été élu en 2014 à Drancy par 36,35% des inscrits (18% des habitants de sa ville), et Patrick Balkany par 31,7% des inscrits à Levallois-Perret. L’adhésion au maire est relative, même si les non-votants en sont responsables. L’homme qui préside une grande communauté d’agglomération, présenté en grand baron régional, est le produit d’une étrange distorsion démocratique.

Les maires préfèrent surinvestir dans l’équipement et l’aménagement, ce dont attestent les travaux de voirie et de surface qui bouleversentles agglomérations

Les maires ont appris, ces dernières décennies, que leurs administrés peuvent tout pardonner sauf la transformation démographique de leur ville. Certes, en banlieue parisienne, d’anciennes mairies communistes ont survécu au changement complet de leur population en pratiquant un communautarisme assidu récemment dévoilé. Mais les habitants originels ont quitté leur commune. Dans les villes centres et dans les villes moyennes, des maires ont été chassés pour leur politique immobilière. Beaucoup en ont déduit qu’un maire bâtisseur n’étant pas réélu, il convient de privilégier l’aménagement de la voirie et les équipements. À tel point que l’État a dû imposer aux communes (loi SRU de 2000) la construction de logements sociaux. Les communes doivent atteindre leur quota, même si les plus riches préfèrent des pénalités élevées, et que la tendance à les construire le plus loin du centre reste vigoureuse, quitte à les barioler de vives couleurs enfantines. L’obligation de 25% de logements sociaux dans les villes de plus de 3500 habitants, nettement supérieure aux 19% de logements sociaux existant en France (dont la moitié dans trois régions), surprend quand une grande partie des locataires rêve d’accéder à la propriété.

Mais les maires préfèrent surinvestir dans l’équipement et l’aménagement, ce dont attestent les travaux de voirie et de surface qui bouleversentles agglomérations. Confondant investissement public et croissance économique - alors que la contribution des investissements somptuaires n’apporte pas une once de progrès technique ni de productivité -, les maires surinvestissent dans les travaux publics. La débauche d’infrastructures routières et de transports va à l’encontre des intérêts d’une France surendettée et énergitivore. D’énormes machines de travaux publics en action durant des mois, voire des années, brûlent des milliers de tonnes de diesel lourd au cœur des villes pour fabriquer des pistes cyclables ou des voies de bus en site propre, des kilomètres de tramway, voire pour renouveler réseaux de gaz et de fibres - l’opération nécessitant le percement à répétition des rues contre tout bon sens. Ces investissements de type soviétique embauchent un maximum de travailleurs le plus longtemps possible, coulent des milliers de tonnes de béton et de macadam par pur productivisme. Les villes sont-elles moins polluées si les catégories sociales expulsées par ces travaux et l’interdiction de fait de la voirie aux véhicules à moteur transfèrent au loin la pollution des transports?

Les maires n’ont de cesse, pour mettre en scène le dynamisme de leur commune, de créer le long des voies rapides des zones d’activité

Dans les petites villes, la frénésie n’est pas moins vive. Contre toute attente, la crise des «gilets jaunes» sur les ronds points n’a pas ralenti le rythme des constructions. En Bretagne, région très représentative, la triple crise des «bonnets rouges», de Notre-Dame-des-Landes et des «gilets jaunes», loin d’avoir découragé les élus locaux, les a comme ragaillardis. La construction de rocades, d’autoponts, de ronds-points et de zones d’activité dévoreuses de terres agricoles est plus que jamais de saison: la D751 entre Nantes et Pornic est ainsi exemplaire de la destruction d’un subtil paysage de marais. C’est comme si le besoin d’activités avait été réactivé! La rocade bretonne, qui court de Nantes à Rennes, puis de Rennes à Brest à la fois par le nord et par le sud, est une voie rapide gratuite. Contrairement à une autoroute en site propre, elle est librement reliée aux communes traversées. Depuis vingt ans, les maires n’ont de cesse, pour mettre en scène le dynamisme de leur commune, de créer le long de ces voies rapides des zones d’activité et d’exposition: la dynamique est si forte que la destruction de la campagne progresse à grands pas (Lamballe et l’agglomérationde Saint-Brieuc sont actuellement en pointe), si bien que le tour de la Bretagne consistera bientôt à circuler dans une zone commerciale continue.

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En l’absence de réflexion collective sur ces questions, alliée au désengagement de l’État, les remèdes mis en œuvre par les maires pourraient achever le malade. Mais il faut garder l’espoir, car tout ce qui a été fait peut être défait. Cette brutalisation de l’espace, parmi d’autres causes, est liée au retrait des hommes. Un million d’emplois d’hommes et de femmes pourraient être créés pour reprendre en main ce territoire souffrant. Ils habitent déjà sur place, mais dans ce riche pays, on préfère les payer à consommer plutôt qu’à restaurer. Forêts, canaux, animaux, talus, zones à nettoyer ou à défricher, petits patrimoines attendent qu’une administration mette en ligne à coûts constants ces besoins de protection et les bras qui pourraient y remédier. Un autre moyen serait de valoriser par concours tous les élus qui sauvent leur espace de vie, mais aussi, par contraste, de publier un atlas de «la France des zones» telle qu’elle est, afin que responsables et citoyens voient ce qu’ils ne veulent pas regarder: le tour de la Bretagne ou de la Provence par ses parkings commerciaux sera à diffuser d’urgence!

* L’historien est l’auteur de nombreux ouvrages salués par la critique, notamment «La France qui déclasse. Les «gilets jaunes», une jacquerie au XXIe siècle» (Taillandier, 2019). Il vient de publier un essai très remarqué, «Déni français. Notre histoire secrète des relations franco-arabes» (Albin Michel, 288 p., 19,90 €).

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